Si l’on veut bien vivre en société, il parait être une notion importante, voire incontournable ! Et apparemment, certaines personnes en seraient dépourvues et certaines situations dégénéreraient justement parce qu’il a été négligé... mais peut-être ne parle-t-on pas tous du même ?
Cette brochure tente de clarifier ce que chacun entend par « respect », et par l’angle d’une critique philosophique et sociologique, propose de requestionner ce qui s’inscrit ou non dans une dimension éthique.
Dans cet article
On a l’habitude de voir le masculin absorber grammaticalement le féminin. Ici, le féminin et le masculin sont employés de manière aléatoire, ceci dans le but de conserver une lecture fluide tout en neutralisant la langue.
C’est trop souvent le passé qu’on propose comme modèle aux êtres nouveaux ; et il y a beaucoup de chances pour que ceux-ci, par leur inertie, soient plus tard les défenseurs de l’ordre ancien. Pour les esprits respectueux, le mot « ordre » représente l’Intangible. Or, il désigne, à l’ordinaire, un ensemble de choses lourdes et difficiles à déplacer. Si les hommes inertes pouvaient un jour s’animer, un ordre nouveau commencerait à se faire dans le monde.
Concepts indispensables
Éthique | L’éthique constitue chez les personnes l’ensemble des valeurs qu’elles ont acquises individuellement par expérimentation, leur permettant notamment d’envisager leur Morale de façon critique. |
Morale | La Morale est l’ensemble des valeurs collectives transmises, jugeant du bien et du mal. Ces valeurs sont toujours liées à des sociétés — patrie, communautés, tribus, familles, etc. — et sont souvent imposées aux membres qui les composent. |
Essentialisme | L’essentialisme est une vision philosophique considérant que les êtres possèdent une essence immuable, déterminant leur nature et permettant leur classification en différentes catégories. Cette vision exclut que l’essence de l’être puisse subir des modifications : l’essence précèderait l’existence. |
Âgisme | Ensemble d’attitudes, d’actions personnelles ou institutionnelles par lesquelles est subordonnée une personne ou un groupe de personnes en raison de leur âge. Concept comprenant aussi l’assignation de rôles sociaux à des individus sur la seule base de leur âge. (Traxler, 1980). |
Ethnocentrisme | L’ethnocentrisme est basé sur une discrimination rigide et envahissante, consistant pour un individu à prendre pour modèle de référence les normes et les valeurs de son endogroupe (société d’appartenance, sexe, origine, culture, pays, habitudes, etc.) pour analyser les exogroupes (autres sociétés, etc.). Cela provoque des images stéréotypées (nocives) et des attitudes hostiles à l’égard de l’exogroupe ; et des images stéréotypées (glorifiantes) et des attitudes soumises envers l’endogroupe. L’endogroupe est considéré comme dominant et l’exogroupe comme subordonné : les interactions sont régies par une hiérarchie autoritaire. |
« Respecte-moi ! » : introduction du concept de respect
Mettons-nous d’abord d’accord sur les mots employés : j’utilise le mot relation au sens très large dès qu’un contact a lieu, et qu’une relation s’établit. Au sein d’une relation, je distingue ce qui sera de l’ordre du rapport d’une part et ce qui sera de l’ordre du lien d’autre part. Une relation est complexe. Elle contient souvent des deux, mais il existe aussi des relations qui ne sont que purs rapports et d’autres purs liens. Le rapport est de l’ordre du pouvoir : domination, violence, séduction, manipulation, soumission, obéissance, possessivité, vente, salariat, valorisation, prostitution, enfermement, contrainte, esclavage, production, contrat, chantage, menace, etc. Les rapports peuplent les dispositifs de pouvoir. Je dirais même que le mode relationnel au sein des dispositifs est celui du rapport : dans l’entreprise, le magasin, l’école, à l’armée ou sur la route. […] Dans le rapport, il y a une frontière, une séparation : l’autre m’est étranger, me fait peur. Je ne le connais ou le reconnais pas. Je ne sors pas du rapport aussi longtemps que je lui reste étranger, que je refuse de l’écouter, de le ou la connaître. Le respect est la vertu suprême d’un univers de rapports. Respecter c’est avant tout ignorer, rester à bonne distance de l’autre, ne pas se mêler de ses problèmes. […] Le lien se ramène aux sentiments et affects : amour, amitié, affection, plaisir d’être ensemble, sentiment d’appartenance à une communauté, confiance, tendresse, désir réciproque, envies communes, etc. Le respect est au rapport ce que l’attention est au lien. Être attentif à l’autre c’est apprendre à l’écouter, le ou la connaître, comprendre et lui faire confiance. Il s’établit un lien entre nous dès lors que nous commençons à nous connaître. Il y a quelque chose qui se noue entre nous, car nous apprenons de l’autre et changeons au cours de cette relation. […] Là où le rapport ramène à l’ignorance de l’autre, le respect et l’échange ; le lien ramène à la connaissance de l’autre, l’attention et le partage. |
Extrait de la brochure Rupture, écrit en 2004 par Simon |
C’est à partir de cette vision défendue par Simon que j’ai voulu développer cette question du respect dans les relations humaines. Je tenais à interroger le concept de respect tel qu’on le voit actuellement dans la société. Quel rôle joue-t-il dans les relations humaines ? Est-il aussi néfaste que le prétend Simon ? D’un autre côté, peut-on s’en passer sans sombrer dans un climat de guerre ou de dislocation sociale ? C’est par une approche critique de la morale que je vais aborder ici ces questions.
Ce sujet me tenait à cœur du fait de l’omniprésence du mot respect dans notre société – admis quasi unanimement comme valeur universelle. Qui se positionne contre le respect ? Comment un tel individu serait-il perçu ? L’usage systématique de ce mot l’inscrit dans un flou conceptuel et couvre une telle étendue sémantique qu’il en vient parfois à se contredire lui-même, faisant ainsi naître des incompréhensions.
R-E-S-P-E-C-T
Trouve ce que cela veut dire pour moi
Je gâche sciemment la surprise de la conclusion en vous avouant d’entrée que dans la vie de tous les jours, j’ai drastiquement limité l’utilisation de ce mot en voyant les limites qu’il posait, notamment vis-à-vis des attentes qu’il crée dans les relations interpersonnelles. Autant certains mots peuvent être redéfinis, autant d’autres portent une charge symbolique, affective et culturelle si forte qu’une éventuelle redéfinition serait délicate aux vues des résistances ou des incompréhensions qu’elle pourrait créer. Le mot respect fait précisément partie de cette dernière catégorie, et une réappropriation aurait pu être potentiellement maladroite.
« Certains ne respectent vraiment rien ! » : les dérives morales du respect
Le terme respect dérive très facilement vers la morale par l’usage qu’on en fait. La première dérive que j’identifie est la persistance d’un ordre hiérarchique établi. Dans le cas d’un ordre institutionnalisé, on va demander le « respect de la prof’ », « respect du curé » : le respect des agents reconnus comme chargés du fonctionnement « normal » et « ordonné » du système, et cela d’autant plus que l’agent est haut placé dans l’ordre hiérarchique. Cette injonction au respect inconditionnel des agents régulateurs est tacite dans des institutions comme le collège, car absente des règlements intérieurs Après lecture de plusieurs règlements intérieurs de collège, dans lesquels on trouve au passage de nombreuses fois le mot respect, je n’ai trouvé aucune mention qui encadrait le fait qu’un jeune n’ait pas le droit de « répondre » à un adulte ou de faire preuve d’impertinence, tandis que ce « manque de respect » est assez sévèrement réprimandé dans la réalité. Dans les règlements, le respect est même souvent accompagné du mot « mutuel » lorsqu’il définit le cadre des relations entre adulte et élève. , mais instituée par la punition. En effet, l’institution considère comme allant de soi que la faute est plus grande lorsque l’insulte vise un adulte et qu’elle est d’autant plus grave que l’adulte est haut placé dans la hiérarchie. Une telle exécution du droit attribue un « droit au respect » plus grand pour les hauts placé. Dans d’autres institutions comme la justice et la république française, la règle est explicite, car inscrite dans le droit sous la dénomination d’ « Outrage à agent public » Plus fortement punissable si l’offense est adressée à un dépositaire de l’autorité publique (magistrat, préfet, policier…) plutôt qu’à un « simple » chargé d’une mission de service public. ou « offense au chef de l’État » Utilisé par Sarkozy en 2008 suite aux propos d’un passant qui lui avait dit « Me touche pas ! Tu me salis ! » et auquel Sarkozy avait répondu « Casse-toi alors ! Pauvre con. » (loi abrogée en 2013). Tous ces mécanismes ont pour fonction de préserver la puissance symbolique de pouvoirs institutionnels en place.
Cachez le plus possible vos défaites à vos domestiques : pour qu'ils respectent le maître, il doit être infaillible.
La hiérarchie peut également être présente de manière implicite, comme dans le cas de l’âgisme qui est un système moral comportant des stéréotypes d’âges, dont les conséquences impactent négativement les catégories les plus jeunes… Ainsi, on se voit souvent rappeler le « respect des plus vieux », le « respect des anciens », le « respect de l’adulte » qui découlent de visions morales et qui aboutissent à un respect disymétrique : on s’en rend compte lorsqu’on imagine la scène d’une enfant répliquant à sa grand-mère « Et le respect des plus jeunes alors ?!! ». Cela parait absurde, presque comique tellement l’injonction peut paraitre « anormale ». Aucune règle explicite ne dit qu’une enfant n’est pas autorisé à demander le respect à une adulte, mais des adultes emplis de morale âgiste n’auraient que très peu de considération pour la demande de l’enfant : tout juste pourraient-ils en rire…
Le respect peut également constituer une contrepartie morale essentialisante dans le cas d’une domination d’un groupe sur un autre. Ainsi, le « respect des femmes » signifie le plus souvent qu’une femme doit être respectée pour sa qualité de femme et non de personne. En tant que membre d’un groupe dominé, une femme se verra ainsi « respectée » en fonction du niveau d’adéquation de son comportement aux attentes du genre. Une femme respectable sera celle qui tient son rôle assigné : être belle, sentimentale, soucieuse de son apparence… Ce « respect » donne accès aux privilèges secondaires (être protégée, être entretenue, être courtisée, reconnue comme « vraie femme »). Plutôt que de les mener à attaquer les privilèges principaux (le droit à l’autonomie, le droit de disposer de son corps, le droit de gagner de l’argent etc.) réservés aux catégories dominantes, ces privilèges secondaires les confortent dans leur situation de dominées par un phénomène de compensation, en échange de leur conformité au rôle que leur exige la morale dominante. Comble de l’ironie, cette demande d’adéquation au rôle préétabli est quelquefois véhiculée par des membres du groupe dominé eux-mêmes. Ceux-ci, de par leur socialisation, verront ce statut comme un bénéfice (car focalisés davantage sur l’accès aux privilèges secondaires que sur l’oppression qu’ils subissent) et attaqueront ou désapprouveront ceux qui refusent de se soumettre à ce rôle. Cette réaction survient par peur que ce statut (vu comme enviable) disparaisse, ou par dépit au vu de la liberté dont jouissent les autres (« Respecte-toi !!! »). Ils justifieront parfois cela par le fait que ces individus divergents entachent l’image et la « respectabilité » de la catégorie à laquelle ils appartiennent, menaçant de faire disparaitre les privilèges secondaires auxquels ils ont la possibilité d’accéder Exemple en France en 2017 : la réaction de certaines femmes à la campagne #metoo et notamment la tribune signée par 100 femmes dans le Monde sur la « liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle » . Dès lors, ces individus perdent donc leur « droit au respect » aux yeux de celles et ceux attachés à la conformité.
Parait qu’un homme qui s’respecte, c’est l’premier à taper,
C’est l’premier qui s’fait la belle et c’est l’dernier attrapé […]
Puisqu’ils t’ont dit qu’faire de la cabane fait gagner l’respect des autres […]
Parait qu’une femme qui s’respecte vit dans l’ombre de l’homme,
Reste belle, parait presque bête quand il montre de l’or,
Baise, perd des kilos pour lui plaire ou perd ce type.
Le respect, dès qu’il est vu comme une contrepartie, permet à certains de l’utiliser comme une compensation au manque de considération ou à la gêne qu’ils ressentent vis-à-vis de certaines personnes. Ils accordent un droit au respect à des catégories de personnes qu’ils estiment « plus faibles » : femmes, enfants, personnes porteuses de handicap (de manière visible). Les individus de ces catégories sont alors placés, par la reconnaissance morale à laquelle elles accèdent, dans une position de « victimes par essence ». Cette essentialisation des catégories dominées dépolitise la question des rapports sociaux en déplaçant la question des structures sociétales vers une responsabilité individuelle : la morale disant que ces personnes sont défavorisées, chacun devrait les respecter en tant que tel. Beaucoup d’individues et de collectifs vont alors agir pour leur protection. Or, même si la question de la protection est souvent nécessaire dans l’urgence (aide apportée à un enfant battu), elle ne doit pas occulter les questions de fond (l’oppression adulte envers les enfants qui les plongent dans une dépendance matérielle obligatoire jusqu’à la majorité). Par exemple : « Quelles structures sociopolitiques et quelles déterminations plongent ces catégories de personne dans ces positions de faiblesse et de non-droit ? » Je crois que la morale répond à cela de manière absurde (et naïve) en créant cette prothèse qu’on peut appeler le « droit au respect », droit que les plus faibles peuvent obtenir grâce à leur statut de « défavorisés ». Sur ces questions, lire L’essentialisme et le problème des politiques d’identité
Une femme mérite un homme qui la respecte un homme mérite une femme qui apprécie ses efforts.
« Tu n’as aucun respect ! » : l’arbitraire, l’ethnocentrisme et l’égocentrisme dans le respect.
La notion de respect à laquelle font appel les personnes dans une société est souvent regardée à travers un prisme personnel. Ce que chacun définit comme « le respect » est souvent celui qui lui a été inculqué et qui lui parait légitime, car capté durant sa socialisation, digéré et internalisé.
Par exemple, les français (femmes ou hommes) ont pour coutume de faire la bise à une femme (même lorsque c’est la première fois qu’ils la rencontrent) si elle leur est présentée par un ami par exemple. Cependant, une femme ayant une culture différente (appartenant à une minorité ethnique, étrangère…), beaucoup moins habituée qu’une française moyenne à une telle promiscuité pourrait percevoir ce geste comme une intrusion. Une vision non critique de cette convention culturelle (« faire la bise à une femme pour lui dire bonjour ») pourrait alors faire vivre des malaises à des personnes de sentant obligées de faire la bise (« c’est normal, c’est la politesse ! »). Il est intéressant de voir que cette convention, lorsqu’elle est appliquée, peut autant mettre mal à l’aise la personne n’ayant pas cette habitude culturelle, qu’une personne comme un français moyen se sentant obligé de faire la bise. En effet, alors qu’elle suppose que cela peut générer une gêne, elle peut être incapable de « dire bonjour » autrement, car associant trop étroitement et trop nécessairement la bise comme LE moyen de dire bonjour, elle s’y réfèrerait quoiqu’il advienne. Cette convention, si elle est envisagée de manière critique, peut pourtant laisser place à d’autres manières de se dire bonjour moins intrusives dans des cas plus délicats. Peut-être pourrait-on demander si la personne préfère un « check » ou une poignée de main dans les cas où l’on sent qu’une gêne peut survenir ? J’aurais pu analyser de nombreuses autres situations, je vous laisse en envisager (serrer la main ou faire la bise à sa supérieure hiérarchique ? Serrer la main, faire la bise ou étreindre un ami revenant d’un long voyage ? Etc.)
Lorsqu’une personne détient une autorité sur une autre, des violences et oppressions peuvent naitre : la détentrice de l’autorité a le pouvoir de transmettre son système de valeur, et elle a la possibilité pour cela, de faire appel au respect pour
légitimer ses positions
À ce sujet, voir « Éthique des relations en éducation » de Raphaël, Second Souffle
. En effet, les dispositifs de pouvoir hiérarchisés instituent des statuts. Afin de persister, un dispositif de pouvoir a « tout intérêt à donner » un statut plus élevé aux individus en accord avec son fonctionnement et ses logiques . Ainsi, dans chaque système où l’on trouve des statuts hiérarchisés, on rencontrera au sommet de la pyramide des individus en accord total avec la morale du système — l’accroissement de leur statut ayant été en partie conditionné par leur consentement à la morale du système de pouvoir. Par exemple, les dominants d’un point de vue capitalistique sont tous en accord avec la morale capitaliste, car s’ils ne l’avaient pas été, ils n’auraient pas pu grimper les échelons. A contrario, un homme en désaccord avec une vision hiérarchisée des genres et des sexes ne pourra pas être perçu comme « le mâle alpha », car il sera en déconnexion total avec les codes rattachés à ce rôle social. « C’est bizarre, t’es pas viril… T’es homo ? », pourrait-il se faire reprocher.
Les systèmes de pouvoir hiérarchisés produisent des individus qui ont une morale façonnée par une structure de pouvoir dans laquelle ils désirent s’élever. Ces individues ont alors une tendance à
imposer cette morale à d’autres, moins haut placées
Tendance décrite par Frédérique Lordon dans Capitalisme, désir et servitude
, y compris envers ceux ne souhaitant pas gravir cette pyramide. Après avoir été façonnés, ils deviennent donc façonneurs à leur tour. Dans la réalité, cela prend la forme d’injonctions arbitraires selon une certaine vision du monde, celle des dominants des métasystèmes comme le capitalisme, le patriarcat ou des systèmes comme des entreprises ou des organisations. Cette hiérarchie peut être renforcée par la suite lorsqu’elle devient progressivement légitime aux yeux des dominées qui y voient une mécanique dans laquelle chacun se retrouve à sa place, qu’il l’ait hérité ou qu’il l’ait mérité. Cela parait alors comme un ordre « naturel », allant de soi, immuable.
En éducation, on observe de l’arbitraire égocentrique lorsqu’il y a tentative de transmission d’une hiérarchie de valeurs telle qu’elle est admise par l’éducateur ou l’institution éducative. C’est ainsi que j’ai déjà entendu de la part d’une animatrice lors d’une colonie de vacances : « Je fais faire leur lit aux enfants, car c’est une question de respect : on doit faire son lit au cas où des gens viendraient dans la chambre ». Analysons la légitimité de cette injonction. D’une part, en l’obligeant à faire son lit par respect pour les autres, elle présuppose que le sentiment d’offense que pourraient ressentir les autres est plus légitime que la gêne que ressent l’enfant qu’elle contraint à faire son lit. D’autre part, le respect invoqué est quelque chose de subjectif. Nombreux sont ceux qui se moquent de rentrer dans une chambre où le lit n’est pas fait. Qui est alors apte à juger si l’enfant a, de manière absolue, le devoir de faire son lit ? Cette idéologie donne naissance à des pratiques éducatives qui se transmettent de génération en génération, privant au passage de nombreuses personnes de leur liberté d’exprimer leur désaccord quant à cesdites « bonnes pratiques ». On peut alors conclure qu’il est nécessaire pour un individu soucieux de l’éthique de réfléchir à l’usage de l’autorité qui lui est conférée Voir « La posture éducative : Punition, Sanction, Autorité & Cadre » d’Aviv et Thomas, Second Souffle. .
L’arbitraire dans la notion de respect se retrouve également dans les questions liées à la « culture » Pour aller plus loin sur la question de la culture que ce qui est proposé ici, n’hésitez pas à consulter le travail de P. Bourdieu concernant notamment la distinction culturelle et l’habitus. . Sans s’étendre sur le sujet de la distinction culturelle, selon les critères des classes dominantes toutes les cultures ne se valent pas. Leurs codes se référant à une esthétique noble et respectable, leur culture est une Culture « majuscule » et non assimilable aux cultures triviales. Alors, lorsque cette culture légitime est composée de « savoirs savants », les sous-cultures préfèreraient « l’inculture du divertissement ». Ainsi, l’opéra, la philosophie, la photographie, la politique, l’art contemporain, l’histoire de l’art, la danse classique et bien d’autres constituent les prismes d’une culture élitiste méritant le respect des classes dominées, car, comme le propose Simon « Respecter, c’est avant tout ignorer ». En société, cela se traduit concrètement par une catégorisation et une hiérarchisation des individus selon leurs bagages culturels et intellectuels. Ceux aimant Johnny sont des « beaufs », ceux qui écoutent du rap sont des « kékés » et ceux qui écoutent du reggae sont des « babos ». Par contre, il est raffiné d’écouter du jazz, du classique, de l’opérette ou de l’opéra. Par extension, une personne sortant du conservatoire sera perçue par les classes dominantes comme plus compétente qu’une musicienne autodidacte. Dans un autre domaine, quelqu’un ayant acquis un diplôme d’une grande école sera ainsi reconnu comme plus légitime à exercer un rôle « important » dans sa société qu’une personne sortant d’un bac pro, et ceci même si la dernière personne avait acquis des compétences équivalentes dans d’autres sphères qu’à l’école.
Il en est tout autrement de la Vénération : vénérer, ce n'est pas seulement redouter, c'est de plus honorer : l'objet de la crainte devient une puissance intérieure à laquelle je ne puis plus me soustraire ; ce que j'honore me saisit, m'attache, me possède, le respect dont je le paie me met complètement en son pouvoir et ne me laisse plus aucune velléité de m'en affranchir ; j'y adhère avec toute l'énergie de la foi — je crois.
Au niveau macro, la hiérarchisation est donc déterminée par les classes supérieures, mais cette logique vaut tout autant dans des espaces micros. Par exemple au sein même d’un conservatoire (espace dominant au niveau macro), une violoncelliste est considérée comme plus respectable qu’un flûtiste ou qu’une guitariste ; une réalisatrice plus qu’un cadreur dans le cinéma ; une professeure plus qu’un animateur périscolaire dans l’école, etc. Ainsi, le mépris de classe et les violences symboliques à l’égard des « sous-cultures » par les classes dominantes sont souvent reproduits au sein même de ces « sous-cultures », sabotant par le même coup une cohésion en interne pourtant nécessaire à la lutte pour une société égalitaire. Qu’en est-il des pratiques partagées par plusieurs classes alors ? Ici encore, la distinction culturelle s’abat. Quand l’ouvrier va au « ciné » grâce aux tickets de son comité d’entreprise, l’enseignant de supérieur va au cinéma indépendant d’art et d’essai ; lorsque les gens du peuple partent faire du ski en famille avec leurs économies, les ingénieurs iront tôt le matin faire du ski de randonnée ; etc. Et cette logique perdure même à l’échelle intraclasse, fractionnant ainsi les classes en leur sein. Ainsi, pour la beauté du sport collectif, la majorité des éducateurs proposera du foot, du basket ou du volley sans réflexion de fond sur les potentiels participants exclus ou brimés tandis que les éducateurs sportifs impliqués pédagogiquement proposeront des jeux du monde et des jeux traditionnels basés sur des structures et des dynamiques maîtrisées. Et pour aller au bout de la distinction, rien n’est mieux qu’affirmer son dégoût d’une esthétique qu’on ne comprend pas selon notre habitus (manière d’être et disposition d’esprit largement influencée par notre origine sociale). Ce fameux sentiment paradoxal du plaisir ressenti par l’affirmation de ce qui nous fait horreur : « Le foot… ce sport de beauf’ » ; « Jouer à l’épervier ? On est plus en maternelle ! », etc. Cette hiérarchisation de la culture génère également un phénomène vicieux et difficilement perceptible comme dangereux : la démocratisation culturelle. Pour faire court, celle-ci prétend qu’en confrontant les individus appartenant aux classes dominées à la Culture « majuscule », alors ces derniers augmenteront leur capital culturel et social et pourront, par l’effort et la persévérance, rattraper les individus des classes dominantes Voir « Inculture 2 : Et si on empêchait les riches de s’instruire plus vite que les pauvres ? Une autre histoire de l’éducation. », une conférence gesticulée de Frank Lepage. . Les acteurs de l’éducation sont ainsi encouragés à construire des projets culturels en collaboration avec les musées, les artistes, etc., mais la condition sine qua non afin de toucher les subventions est de ne pas sortir des critères choisis par les institutions. Comment alors ne pas voir que la démocratisation culturelle est le meilleur moyen de perpétuer les inégalités de classes ? Cette dernière propose une culture légitime dont les classes supérieures héritent par leurs environnements dès l’enfance, déterminant ainsi les orientations esthétiques de ces personnes et leur habitus sans qu’elles aient à déployer des efforts herculéens, tandis que les individus des classes dominées se voient obligés de déconstruire leurs préférences esthétiques et de réorienter leur habitus s’ils veulent ouvrir les portes de l’ascenseur social. Ceci, sans aucune certitude quant à son bon fonctionnement… Et cette pseudo-démocratisation culturelle fonctionne aussi à l’envers ! Cette dernière propose par exemple une valorisation des « cultures triviales » afin de satisfaire les classes dominées dans leurs besoins d’expression et de reconnaissance sociale. Les quelques subventions pour des festivals de Hip-hop ou les demandes de tagueurs par les mairies pour embellir des façades d’immeubles avec des œuvres sur mesure, permettent ainsi de maintenir les individus des classes concernées dans l’illusion que leurs luttes progressent, dans l’illusion qu’ils pourront un jour, à leur tour, faire partie de — voire devenir — la Culture « majuscule ». Alors que, souvent, ces projets ont une finalité inverse comme la gentrification : la colonisation d’espaces pauvres par les riches via une récupération culturelle, suivie d’une exclusion. Mais n’est-ce pas pour les dominants une preuve de bienveillance et de respect que de laisser aux sous-cultures de libres espaces d’expression ? Attention toutefois à ce que ces dernières ne viennent pas chambouler l’ordre moral établi, il serait alors urgent de les contenir et de leur rappeler leur place. Un peu de respect, tout de même !
« Le respect se gagne ! » : le respect dans une logique compétitive, identitaire ou spectaculaire.
La notion de « recherche de respect » en tant que quête d’une valeur sociale individuelle au sein d’un groupe se retrouve dans différents milieux où l’identité de groupe est très marquée (antifascistes, hooligans, étudiantes de grandes écoles…). Dans une logique spectaculaire — c’est-à-dire celle où l’image est le facteur le plus déterminant en ce qui concerne les rapports entre individus — chacune va entrer dans une compétition visant à obtenir de l’estime et de la reconnaissance de la part du groupe. Cette estime sera gagnée par chacun selon le niveau de conformité qu’il pourra démontrer face aux codes établis par le groupe dans lequel il évolue. Mais il faudra également, surprendre, épater, se faire remarquer, occuper l’espace en déployant tout son charisme. Un mélange délicat est à manipuler, dans un équilibre subtil entre respect des codes et démarcation individuelle. C’est cette estime qui donne naissance à des phrases telles que : « Celle qui fait ça, je la respecte à vie !!! » autant que « T’as tué l’respect !!! ». On voit là, la dérive aliénante dans laquelle peuvent être plongés des individus en quête de reconnaissance ; aliénante dans le sens où une personne va poursuivre une image, un stéréotype reconnu positivement par le groupe et se façonner elle-même pour atteindre cette image afin d’être reconnue par ses pairs, respectée dans le groupe (« wow, il a fait ça ? Respect ! »). Le respect en tant que reconnaissance sociale est alors en partie « mérité », « à gagner ».
Le respect s’demande pas, le respect se prend
Le respect se perd
Le respect s’demande pas, le respect se prend (arrache-le dès que tu peux)
Le respect se perd
Pour comprendre ces logiques qui apparaissent dans les groupes, il est essentiel de se saisir des théories de psychologie sociale qui permettent d’envisager leurs dynamiques. Des logiques structurelles poussent les individus soit à montrer leur conformité à un groupe, soit à s’en distinguer. Ces logiques s’activeront en fonction de la place de l’individu dans le groupe et la place du groupe dans la société. Ainsi, chaque individue, guidée par des motivations extérieures, va tenter de travailler son image selon la représentation du monde qui lui est donnée, la perception de sa position dans son groupe et dans la société. Des cultures groupales vont naitre, et chaque culture va valoriser certains comportements, attitudes, discours…
Bien que leur image tende à s’améliorer notamment du fait de leurs compétences prisées dans le monde de l’entreprise, les « geeks » étaient encore récemment un groupe plutôt mal considéré, voire méprisé par la société. Ils sont une minorité et les individus qui le composent ont peu d’influence sur les autres groupes du fait de leur manque de reconnaissance aux yeux de la société en général. En revanche, un individu qui se considère comme geek et accepte cette identité sociale tentera peut-être de correspondre au maximum à ce que la culture geek valorise : importance de la compétence en science, en jeux vidéo, faible importance des capacités sportives (valorisées par d’autres groupes sociaux), culture vidéoludique et des fictions heroic-fantasy très étendue, etc. Les personnes les plus aliénées dans l’identité groupale vont alors s’insérer dans une logique compétitive et spectaculaire du droit au respect en essayant de mener des actions ou en tenant des propos en accord avec les codes socialement construits par la communauté geek, on en trouve de nombreux exemples dans certaines sphères du web comme le forum jeux-video.com…
Ces bitches n’ont pas de respect
Pourtant j’ai mon squad respect
Tu peux acheter un .38 Spec'
Mais on n’achète pas le respect
Je ne vous dois pas de respect
Yeah j’ai mon gang respect
Tes niggas n’ont pas de respect
Yeah j’ai mon hood respect
Pour des individus identifiés comme appartenant à un groupe dominant, la stratégie reposera en grande partie sur la distinction (« je ne fais pas partie du groupe dominé »). Pour une bourgeoise (dominante d’un point de vue capitalistique), cela signifierait par exemple habiter un quartier riche, avoir une belle voiture, faire du ski de rando à 6 h du mat si elle est Grenobloise, envoyer ses enfants dans une école Montessori coûteuse, partir en vacances dans un pays exotique, regarder les films en version originale… des choses auxquelles n’ont peu ou pas accès les classes sociales les moins aisées. Ces logiques amènent bien souvent les individus dominants à adopter des comportements discriminants envers les groupes dominés pour mieux affirmer leur position. Cette stratégie sociale est mise en place dans le but d’atteindre une certaine respectabilité attribuée par un groupe ou par une société. Le respect est alors constitué de codes et d’une hiérarchie de valeurs, et certains individus (reconnus comme dominants dans leur groupe ou dans la société) auront alors pour tendance de les imposer aux autres en pensant qu’ils ont la possession exclusive du « bien », du « noble » et « respectable », considéré comme objectif et universel selon eux.
Ces logiques empêchent selon moi d’aller vers une société conviviale par plusieurs aspects. D’une part, l’ambiance compétitive diminue l’empathie et pousse à l’atomisation (destruction des structures collectives) de la société, et d’autre part, l’ambiance communautariste enferme les individues dans leur groupe d’appartenance. C’est sans compter encore l’ethnocentrisme qu’elles génèrent, chaque individue se retranchant dans le fossé identitaire le plus proche face à un climat aussi belliqueux qu’insécurisant.
À vous de voir si vous souhaitez jouer le jeu de l’ostentation ou non, mais pour beaucoup déjà le préjugé a été inversé et celui qui se pare de montres hors de prix et roule en 4X4 en ville est directement étiqueté de « gros connard » et est moqué, ridiculisé. L’ostentation en temps de crise peut même générer de la haine, donc certainement pas du respect envers son pouvoir, bien au contraire.
« Tu pourrais dire merci ! Aucun respect ce mal élevé ! » : la politesse au service d’une domination symbolique
La politesse est un ensemble de codes sociaux normés, représentés par des gestes et des paroles attendues dans certaines situations sociales. Il y a les basiques : « bonjour », « au revoir » « merci » et « s’il vous (te) plait ». Il existe également le vouvoiement qui est une marque de respect (mais surtout de distinction) envers la personne à qui on s’adresse. Mais encore, le fait de ne pas enlever sa casquette ou sa capuche à l’intérieur peut être un « comportement impoli », autant que de porter des écouteurs ou de ne pas regarder quelqu’un dans les yeux en lui parlant. Comme déjà dits plus haut, ces codes sont normés par une morale. À contre-courant de cette politesse, l’insolence est la démonstration du refus d’une personne à « montrer du respect » à autrui dans une situation où la morale sous-entendait ce respect comme dû. L’insolence est en quelque sorte la partie active et délibérée de l’impolitesse. Souvent qualifiée d’acte de rébellion, elle est la plupart du temps réprimée par des postures autoritaires des dominantes puisqu’elles la jugent comme une menace envers leur « statut supérieur ».
Les jeunes gens de nos jours sont vraiment peu indulgents pour les femmes, peu galants et même peu polis envers elles. L’éducation se perd, et le respect n’est déjà plus de ce monde.
Toutefois, enlever sa casquette à table, dire « bonjour », « merci », « bon appétit », « au revoir » ou ne pas parler fort correspondent en réalité des codes sociaux relatifs aux groupes, c’est-à-dire qu’ils sont socialement, historiquement et culturellement situés. Comment qualifier d’« impolies » des individues pour qui parler fort est l’un de leurs codes culturels ? En changeant de milieu socioculturel, deviennent-elles donc des « impolies » ? Comment qualifier certains adolescents qui ont pour habitude de porter des casquettes à l’intérieur quand ils sont avec leurs amis ? Ces derniers ont-ils l’impression de ne pas être respectés ?
Les codes de cette politesse sont souvent mieux maitrisés par les catégories dominantes de la population (bourgeois, intellectuelles, cadres supérieurs, adultes). Pour autant, ces codes sont-ils plus valables que d’autres ? Justifient-ils les violences morales qu’on impose à des personnes les maitrisant moins ? Que faire de ceux qui refusent de s’y soumettre ?
Ces questions se posent notamment dans le domaine de l’éducation où les opinions divergent quant à l’enseignement des codes de politesse. Selon certains, ces codes devraient être inculqués par les éducatrices aux individus éduqués, car ils représenteraient un indispensable bagage pour « vivre » en société et « évoluer ». Or, on l’a vu plus tôt, ces codes sont relatifs aux groupes. Par quelle justification un éducateur aurait-il donc le droit de façonner les habitudes culturelles des personnes dont il s’occupe ? Devrait-il adopter son propre référentiel culturel ? Ou alors, celui du dominant en société (référentiel bourgeois) ? Dans le cadre d’une éducation éthique, la normalisation de la morale d’une personne est à interroger, car elle peut saboter la capacité de la personne à gérer les rapports qui l’engagent en société sur la base d’une critique intérieure de ses propres expériences.
Le chemin de l’éducation part du respect pour aller jusqu’au respect ; plus précisément, il part du respect entendu comme simple autolimitation de son agir pour aller jusqu’au Respect entendu, cette fois, comme souci de l’autre, « comme capacité à traiter autrui comme soi-même et soi-même comme autrui ».
Si l’on admet que l’éducation normative (ethnocentrée) sort du cadre éthique, beaucoup de paroles et attitudes éducatives sont à requestionner. Pourquoi demander à un enfant de dire « merci », voire plus durement « merci madame » ou « merci papa que j’aime » ? Nombreuses sont les éducatrices qui imposent cela, souvent par peur de tomber dans un « laxisme » qui créerait un « enfant-roi » incapable d’exprimer sa gratitude envers les autres, voire même d’en ressentir. Cependant, c’est une fausse question de trouver le juste milieu entre laxisme et tyrannie : une posture éthique n’est pas « être situé entre gentillesse et sévérité ». Les notions de justice, d’équité, de droit individuel et de liberté sont beaucoup trop complexes pour être schématisées en une simple ligne.
Alors, mon objectif n’est pas qu’une personne ait des comportements normés — sincères ou pas — chaque fois que les conventions sociales le demandent. La contrainte et la manipulation conduisent inévitablement à l’insincérité ou à la normativité. Je veux permettre un cadre dans lequel chacun puisse apprécier et reconnaitre les actes positifs des autres personnes à son égard, et puisse exprimer sa gratitude lorsqu’il en ressent le besoin. Ainsi, pour faire émerger un tel paradigme, j’exprime ma gratitude le plus sincèrement possible lorsque j’en estime la nécessité, mais sans jamais attendre d’autrui une attitude conventionnelle… y compris des enfants.
D’autre part, il arrive selon moi que la politesse soit instrumentalisée par des éducateurs : lorsqu’une personne éduquée est incapable de répondre à l’un de ses besoins (manger, s’habiller, jouer), c’est un abus de pouvoir de l’éducateur que de demander à la personne l’expression de sa gratitude chaque fois qu’il répondra à l’un des besoins. Bien qu’il soit intéressant qu’une personne soit consciente des « efforts » qui sont déployés pour elle, il est malhonnête de les instrumentaliser à des fins de contrôle moral, d’autant plus lorsqu’ils sont nécessaires. Cela ne fera que l’enfermer dans un sentiment d’impuissance. Elle doit pouvoir être accompagnée dans sa capacité à répondre à ses propres besoins et à ceux du groupe auquel elle appartient dès qu’elle le désire et qu’elle en a la possibilité. Cela lui permettra d’accroitre son autonomie au moment où elle le désirera : conscience d’elle-même et de sa place dans un collectif, conscience des choses qui l’influencent, critique de son propre fonctionnement…
Les enfants sont des ingrats, ils n’ont point de respect ; ils font la débauche.
Ma position se devine aisément concernant d’autres formules de politesse comme « bonjour », « au revoir » ou « s’il te (vous) plait » : elle est similaire à celle concernant le « merci » et la gratitude, car le même cheminement de pensée peut être fait. Concernant le vouvoiement, il est clair qu’il participe au système de violence symbolique qu’on trouve en éducation et dans la société en général, car il sert surtout à marquer une distance ou une hiérarchie sociale. Lorsque deux inconnues se rencontrent et se mettent à discuter, il arrive qu’elles se tutoient ou qu’elles se vouvoient mutuellement, mais dans certains cas, l’une tutoie alors que l’autre vouvoie. Dans ce cas, le langage est un symptôme visible d’une dissymétrie : ici, la personne qui se sent dominante socialement s’autorise plus facilement à tutoyer l’autre, tandis que la personne qui s’estime reconnue inférieurement se l’interdit. Il est ainsi souvent mal vu (impolitesse, ou manque de « savoir-vivre ») pour un plus jeune de tutoyer une personne âgée, tandis que l’inverse n’est pas vrai.
Certains voulant résister, ils usent de l’insolence qui, puisqu’elle s’inscrit dans une défense face à un pouvoir oppressant, se voit interdite et condamnée par ce pouvoir. Ainsi, il arrive qu’un adulte empêche une enfant de se défendre dans une situation qui lui parait injuste notamment par le fameux « Ne réponds pas !!! ». Posons-nous vraiment la question : quelle est l’intention réelle de l’adulte à cet instant ?
On l’a vu ici, l’éducation est capable de transmettre le système moral de groupes ou de société en façonnant les individus. Toutefois, lorsque certaines éducatrices s’en émancipent, elles peuvent s’extraire de logiques éducatives oppressantes en refusant de reproduire des postures autoritaires elles-mêmes irrespectueuses.
« Bah, s’il n’y a pas de respect, on s’en fout de tout ? » : ce qu’il reste lorsqu’on enlève le respect
La proposition d’une « alternative éthique au respect » nécessite la (re) définition de plusieurs mots afin que les concepts soient clairs et que l’enchainement des mots traduise un continuum de concepts.
Une personne est une entité qui a conscience d’elle-même et qui possède une continuité psychique. Le terme « personne » a l’habitude de désigner un être humain, mais d’un point de vue philosophique, lorsqu’on suppose qu’une entité possède (ou possédera à un moment de son existence) une conscience d’une manière ou d’une autre, on peut supposer qu’elle est une personne. La conscience de leur moi, de leur groupe et de la justice observée chez certains animaux comme les grands singes me permet de les définir en tant que personnes. Par extension, il est selon moi également possible qu’une machine (non organique) très avancée soit également une personne si elle montre une conscience d’elle-même (voir le film « l’homme bicentenaire »).
La dignité est l’ensemble des droits individuels accordés à une personne, et qui lui sont dus par sa qualité de personne.
L’estime est la valeur subjective que nous accordons à une personne. Cette valeur en tant que subjectivité est déterminée par notre perception et notre système de valeur.
Le mépris est lorsqu’on estime (plus) faiblement une personne.
De ces définitions, nous pouvons séparer trois concepts qu’on a l’habitude de mélanger dans le mot respect. Il y a l’estime qui est le sentiment d’appréciation que l’on peut éprouver à l’égard d’une personne. Cette estime, peut se situer soit dans une dimension éthique par la considération qui est, entre autres, une prise en compte de chaque personne en tant que ce qu’elle est ; soit dans une dimension morale que je n’arrive pas à appeler autrement que respect, qui est une obligation avec toutes les dimensions de pouvoir, de norme et de hiérarchie qu’on y associe.
Ma vision éthique du monde me fait estimer les personnes (y compris moi-même) en les considérant plutôt qu’en leur montrant du respect. Grâce à la considération, la crainte d’un effondrement vers un chaos social où les personnes ne font plus attention les unes aux autres, diminue. C’est-à-dire qu’elle rend obsolètes des codes moraux et leur processus oppressant, pour progressivement installer un cadre où la morale n’a plus de raisons d’être — puisque les individues sont capables de se réguler elles-mêmes. La considération doit nécessairement s’affranchir des codes moraux afin qu’elle puisse engendrer des communications adéquates, comprenant une vigilance dans la prise en compte des limites de chacun. Ces limites étant différentes selon les individus, cela induit l’éthique à situer le droit de chacun en fonction de ses limites individuelles, et non pas au niveau de limites arbitraires ne prenant pas en compte les individualités à la marge. La place pour l’expression de chacun et un climat favorisant la sincérité dans l’expression de ses singularités sont nécessaires, la morale entrave la mise en œuvre de ces conditions.
Celui qui n’a pas du respect pour lui-même n’a pas droit d’en exiger des autres.
Pour illustrer la différence entre respect et considération, prenons le cas du respect de soi. Certains ont tendance à estimer de quelqu’un que, soit « il se respecte », soit « il ne se respecte pas ». Cela signifie d’un point de vue moral : « J’ai l’impression (basée sur des critères normés) que la personne a une faible estime d’elle-même ou pas ». Si une femme s’habille en mini-jupe et hauts talons et adopte une attitude provocante, la morale dominante estimera qu’elle a une faible estime d’elle-même, car « les femmes qui s’habillent comme ça sont des putes ou presque ». Par un processus induit une nouvelle fois par la morale, l’estime qu’on accordera à cette femme sera déterminée par le « respect » qu’on suppose que la personne a d’elle-même : la femme « habillée comme une pute » ne sera pas respectée « car elle ne se respecte pas ! ». Le mépris généré par ce jugement pourra prendre forme à travers des insultes, des discriminations ou des culpabilisations pouvant aller jusqu’à justifier de graves atteintes : « Faudra pas qu’elle s’étonne si elle se fait violer ». À travers le mépris, on voit là à quel point le respect implique indirectement une culture du viol entre autres.
Une vision moralisante de l’estime de soi a tendance à stigmatiser les personnes ayant une vision personnelle de l’estime d’elles-mêmes divergente de la morale : quelqu’un se calant sur la morale estime qu’une autre ne « se respecte pas » lorsque cette dernière est hors des critères moraux du premier. Par exemple, quelqu’un ne prenant pas soin de son apparence physique peut être identifié moralement comme ne se respectant pas lui-même et faire l’objet de mépris ; alors que son estime de lui-même ne se base pas sur son apparence physique, mais sur d’autres critères peut-être moins visibles ou identifiables. Ainsi, cette personne ne « se respecte pas », mais se considère elle-même, et les oppressions qu’elle subit dans une « société de respect » disparaitraient dans une « société de considération ».
Conclusion
Sachant tout cela et pour ouvrir la réflexion, selon mon système éthique, une personne, quel que soit son espèce, son âge, son origine, sa génétique, son sexe, son genre, sa validité et même ses actes et pensées a le droit à ma considération. Je ne reconnais pas la possibilité d’une culpabilité qui ferait perdre à quelqu’un sa dignité, donc son droit à ma considération, car je suppose par empathie que les émotions qu’elle vit l’affectent de la même manière que moi. Je considère également que tout acte ou tout comportement n’est que la conséquence d’une série de causes sur lesquelles je n’ai pas les connaissances suffisantes pour m’autoriser tout jugement. Ainsi je ne juge pas quelqu’un ou sa manière d’être digne pour ce qu’elle devrait être selon moi ; cela ne m’empêche pour autant pas d’exprimer mes limites individuelles et de les garantir si ses actes m’atteignent d’une manière ou d’une autre.
Ainsi, avec cette analyse basée sur l’éthique, chacune devrait pouvoir s’estimer de la manière qui lui convient sans être sujette au mépris, et sans juger à son tour. Cependant, il est parfois nécessaire d’accompagner quelqu’un atteignant lui-même à sa dignité. Il arrive qu’une personne, conduite par une vision biaisée d’elle-même ou du monde, agisse de manière inadéquate (recherche d’une image, abus de pouvoir, provocations pour être vu, intimidations…). Loin du mépris et de la pitié, l’éthique permet de se questionner sur soi-même, tout en acceptant pleinement autrui dans sa singularité. Il n’est alors plus question de norme : la considération mutuelle supplante entièrement la régulation morale que constituait le respect.
Pour aller plus loin
Pour aller plus loin sur la définition d’une personne et de ses droits
Pourquoi faudrait-il punir, un livre de Catherine Baker (disponible sur infokiosque)
La conscience, une vidéo de Science étonnante (disponible sur YouTube)
Les animaux peuvent-ils être des citoyens ? Une vidéo de Politikon (disponible sur YouTube)
Pour aller plus loin sur la personne artificielle
Les enfers artificiels, une vidéo de Dirty biology disponible sur YouTube
West world, une série créée par Jonathan Nolan et Lisa Joy
L’homme bicentenaire, un film de Chris Colombus
Black mirror série créée par Charlie Brooker, saison 4 épisodes 1 et 6
Pour aller plus loin dans la réflexion entre éthique et éducation
Autorité et respect en éducation, un article écrit par Eirick Prairat disponible sur internet
Mettre fin à l’essentialisme, une brochure d’Aviv et Thomas disponible sur le site de Second souffle
Éthique des relations en éducation, une brochure de Raphaël disponible sur le site de Second souffle