Dans cet article
Quelle réalité peut avoir une démocratie où les individus passent les dix-huit premières années de leur vie dans un régime politique […] qui s’apparente à ce qu’on appelle, dans tous les autres cas de figure, un régime disciplinaire ou un régime carcéral ? »
Note de Second Souffle
Le 15 avril 2020 se tenait le forum de l’Enfance Libre de Mulhouse. Une discussion a eu lieu avec Yves Bonnardel à propos de la Domination Adulte, et une prise de notes a été faite par Valentine et Arthur, merci à elle et lui. Nous vous la livrons ici, avec de nombreuses précisions ajoutées par l’auteur.
Merci à Yves et à L’Enfance Libre de nous permettre de publier ce document.
Discussion prise en note
La domination des enfants est considérée comme normale. En quoi et comment les enfants sont-ils·elles dominé·e·s ?
Depuis longtemps en France, il n’y a plus de réflexions sur les rapports adulte/enfant d’un point de vue systémique. Yves a voulu travailler sur ces angles-là, au niveau des structures sociales, de l’encadrement juridique, l’appropriation familiale, la contrainte éducative… qui sont au fondement de la perception des enfants[Note de l’auteur] Les termes « l’enfant » et « l’enfance » sont ici remplacés par « les enfants », car « l’enfant » n’existe pas, et est une notion invoquée pour asservir « les enfants » (comme « la femme » est utilisée pour assigner « les femmes » à telle ou telle vocation ou contrainte). et conditionnent les rapports adulte/enfant.
Cet ouvrage (La Domination adulte. L’oppression des mineurs, 2015) analyse notamment les effets qu’ont l’appropriation parentale et familiale sur les enfants et les adultes. Il regarde ce que cela produit : de la violence à l’encontre des enfants.
Une idéologie justifie de priver les enfants de droit : la “protection de l’enfance”. Pour les protéger d’eux·elles-mêmes et des autres, on les met sous cloche, avec le statut particulier de mineur·e·s. Pourtant, ce statut les prive de l’ensemble des droits fondamentaux dont les adultes jouissent, et qui nous permettent justement de nous soustraire à la violence et à l’arbitraire d’autrui, et à toute privation de liberté en général.
Yves Bonnardel est issu d’une famille engagée politiquement à l’extrême gauche, et a rencontré très tôt de nombreux outils d’analyse politique, qu’il a appliqués aux rapports adulte-enfant. Plus tard, il rencontre l’écrivaine anti-âgiste Catherine Baker, qui sera une personne très marquante dans son parcours intellectuel (Insoumission à l’école obligatoire, 1985 ; Les cahiers au feu, 1988).
Les enfants sont asservi·e·s, ils·elles n’ont pas de droits propres, ils·elles sont sous l’autorité d’autres personnes qui ont tout pouvoir de diriger leur vie à leur place. Ces personnes (se) sont investies d’une mission d’éducation, qui signifie le droit de former l’autre et décider à sa place. Cet asservissement est établi “pour le bien de l’enfant”, mais est-ce possible de faire le bien ainsi ? Est-ce que les enfants peuvent développer leur liberté, leur capacité d’autonomie, leur sens critique ?
Les enfants sont soumis·e·s aux fantaisies des adultes qui, pratiquement, ont quasiment tous les droits sur eux·elles : dans les faits, les mineur·es peuvent subir de leur part des violences physiques, psychologiques, sexuelles… mais aussi tous types d’abus et d’obstacles qui les empêchent de développer leurs capacités par eux·elles-mêmes. Ils·Elles sont le produit d’activités contraintes.
Comment a évolué historiquement le statut de l’enfant ?
Les enfants étaient la propriété du père, soumis·e au pouvoir du père — comme sa femme d’ailleurs. La cellule familiale patriarcale, qui était aussi une entité économique, est ensuite devenue la famille nucléaire qu’on connaît comme petite sphère autonome. L’exploitation privée n’existe plus sous la même forme, mais plutôt via une “autorité parentale” qui a succédé à l’ancienne “puissance paternelle”. L’esprit a changé, car on s’axe davantage sur l’intérêt de l’enfant, mais comme la famille garde tout pouvoir discrétionnaire sur les enfants, cela peut quand même générer des abus hyper fréquents. Cela aboutit même à des catastrophes absolument horribles pour celles et ceux qui sont sous le joug de cellules familiales abusives. Mais le propos de Yves est que c’est le pouvoir parental sur les enfants qui est en lui-même abusif, parce qu’il est totalitaire et arbitraire, et que les enfants devraient pouvoir décider d’eux·elles-mêmes lorsqu’ils·elles veulent commencer à voler de leurs propres ailes, et qu’ils·elles devraient avoir le droit de quitter leurs parents s’ils·elles le décident.
En quoi un·e enfant de 3 ou 6 ans peut-il·elle être à égalité avec des adultes ? En a-t-il·elle les moyens intellectuels, émotionnels et physiques, est-il·elle en capacité de se faire entendre ?
Quand les enfants ne sont pas écrabouillé·e·s par le pouvoir qu’ils·elles affrontent, ils·elles savent quand même se faire entendre et définir ce qui est bon pour eux·elles ou non. Mais c’est rare qu’on les laisse décider par eux·elles-mêmes, précisément. Les petit·e·s enfants n’ont pas les mêmes capacités intellectuelles et émotionnelles que des adolescent·e·s ou des adultes, mais ils·elles ont des capacités qui leur permettent de savoir ce qu’ils·elles veulent et ce qu’ils·elles refusent, et pourquoi — comme les adultes.
Peut-on laisser un·e enfant de 5 ans choisir ? Pourrait-il·elle être manipulé·e ?
Bien sûr qu’il·elle peut être manipulé·e, mais aujourd’hui, on ne demande pas leurs avis aux enfants, ce qui est encore pire.
Yves Bonnardel se place dans une critique globale, analysant une domination très forte des adultes sur les enfants dans la famille nucléaire, qui est une sphère constituée par un tout petit nombre d’individus non choisis, uniquement les membres de leur famille : c’est un tout petit cadre.
Quand il y a des séparations, c’est très difficile, et en cas de chantage émotionnel, ce sont des situations inextricables pour les enfants. À la base, le fait d’être condamné·e à ne connaître que ces très petits cadres ne peut être que la source de situations très violentes et difficiles, notamment sur un plan émotionnel. Une famille fonctionne bien souvent comme une petite secte, en réduisant notamment l’accès des enfants à d’autres personnes “étrangères”.
Ce système patriarcal n’aurait-il pas eu tendance à nous faire croire que la famille était le meilleur moyen d’élever les enfants ?
Nous vivons dans une société très “familialiste”. La structure familiale génère énormément de violences, physiques et psychiques (plus de 80 % de parents admettent avoir déjà usé de violence physique sur leurs enfants [sic]), mais aussi sexuelles. La famille est l’institution sociale la plus criminogène qui soit dans nos sociétés.
Les États continuent d’avoir des politiques familialistes, les associations d’aide “à l’enfance” aussi : ils et elles cherchent à “moraliser” la famille sans remettre en cause la structure familiale en tant qu’elle est obligatoire. Mais Yves n’est pas opposé à la structure familiale en soi : pour lui, il faut cesser de considérer que les enfants appartiennent à leurs parents. Il faudrait pouvoir respecter le désir (ou le non-désir) des enfants de vivre avec leurs parents, par exemple. Qu’ils·elles puissent les quitter librement lorsqu’ils·elles le jugent nécessaire et qu’ils·elles soient accompagnés dans ce choix par la société et ses institutions.
Comment cela se passe-t-il dans d’autres cultures ? Notamment sur la place des enfants dans les familles plus élargies, où d’autres individus peuvent être tuteur·ice·s ?
Dans certaines cultures indigènes que Yves a rencontrées (Laos, Mexique), le pouvoir ne lui a pas paru moins violent, mais la liberté des enfants (surtout celle des garçons) était mieux respectée. Notamment pour ce qui est de la liberté géographique, la liberté de déplacement.
On n’est pas sans cesse derrière eux·elles, à juger leur comportement. Ils·Elles développent des capacités que les enfants n’ont pas dans nos sociétés où prime l’“éducation à l’incompétence”. On protège tellement nos enfants qu’ils·elles finissent par être incapables de prendre des risques, de gérer leur vie avec esprit et responsabilité. Les considérer comme incapables et irresponsables, c’est un genre de prophétie autoréalisatrice.
Peut-on imaginer une manière, pour les parents, d’aider les enfants à s’émanciper réellement ? À travers un autre rapport à l’autorité, par exemple ?
On peut toujours desserrer les liens qui nous enserrent, mais ces chaînes restent lourdes. Nous sommes condamné·e·s à simplement chercher à “desserrer les liens”, si l’on n’arrive pas à créer un mouvement de grande ampleur de libération des enfants, qui brise les chaînes. Car c’est la société dans sa globalité qui organise l’oppression des mineur·e·s (précisément à travers ce statut de mineur·e). Mais, oui, bien sûr, les parents peuvent refuser le rapport de domination qu’on leur octroie (et impose) sur “leurs” enfants, et les considérer comme des égaux·ales, qu’ils·elles peuvent accompagner dans la vie (si les enfants sont demandeur·euse·s), mais non diriger et éduquer (que ce soit “pour leur bien” ou non).
La collectivité peut prendre conscience de l’horreur qu’elle fait subir aux enfants, et on observe souvent mieux cette horreur chez l’autre (ex. l’excision). Comment peut-on encore laisser faire des choses comme ça ?
Il y a un intérêt politique puissant à cette éducation à la soumission : créer des adultes gouvernables, gérables, qui ne croient plus en leurs rêves. Les adultes tirent aussi un intérêt narcissique à imposer leur pouvoir sur les enfants. Mais ils·elles imposent leur pouvoir aux enfants aussi parce qu’ils·elles les pensent immatures et dénué·e·s de discernement : faire confiance, prendre confiance, en ses enfants, opère une vraie rupture avec l’ordre adulte, et demande un vrai travail sur soi-même. Si on laisse celui·celle dont on est socialement et juridiquement responsable expérimenter pour de vrai sa vie, on est obligé·e de prendre du recul sur ses propres peurs, ses craintes, le regard d’autrui, etc. Mais on découvre vite que des êtres qui sont respectés et traités comme des égaux, qui peuvent tester leurs propres puissances et désirs dans la sécurité d’un accompagnement confiant, sont curieux, mais prudents, vont tendanciellement partout, mais toujours selon leurs capacités.
Est-ce la famille nucléaire elle-même qui empêche de protéger les enfants ?
Oui, aujourd’hui clairement : la famille est un outil central de la domination adulte. Mais on pourrait garder cette structure en donnant aux enfants le droit de s’en émanciper, de s’en éloigner quand ils·elles le désirent.
Le pouvoir parental perdrait son aspect totalitaire et discrétionnaire, car il pourrait être refusé par les enfants. La conception de l’enfant comme appartenant à sa famille serait remise en question. Les enfants seraient appuyé·e·s par la société dans leur choix, y compris lorsque ça irait à l’encontre des “droits de la famille”.
Quid de la croyance que "la mère est douce" et que le père s’occuperait de couper les liens fusionnels de l’enfant d’avec sa mère ? En quoi perpétue-t-elle le patriarcat et la domination adulte ? D’où vient-elle ?
Cette croyance met en scène une situation où les femmes sont préposées à s’occuper des enfants, et où les hommes, qui ne font souvent rien et sont même souvent absents, sont censés quand même jouer un rôle prépondérant. L’homme, du fait de son autorité naturelle, serait essentiel pour poser la distinction mère-enfant, une séparation qui serait fondamentale pour le développement des enfants (qui sinon resteraient empêtré·e·s dans une relation fusionnelle)… ce qui est bien confortable parce que c’est son pouvoir patriarcal qui est alors posé comme fondamental, essentiel au développement des enfants. Cette croyance garantit un pouvoir supposé “crucial” au père sur les enfants alors que c’est principalement la mère qui s’occupe tout le travail d’“élevage”.
Autrefois, dans la structure patriarcale traditionnelle, les enfants étaient la propriété du patriarche et ils·elles travaillaient pour lui, comme ses esclaves. Maintenant, c’est plutôt une instrumentalisation sociale des enfants, à travers l’éducation, pour les former à notre société : gestes de politesse, apprentissage des normes sociales, des normes de genre, de l’obéissance, et transmission d’un bagage de connaissances pour le futur marché du travail. Ici se donne à voir aussi ce qu’on appelle le “programme occulte”Sur cette notion et sur d’autres réflexions critiques sur l’institution scolaire, voir les ouvrages d’Ivan Illich, notamment : Une Société sans école, 1971. de l’école, le dressage du corps et l’apprentissage contraint de la discipline.
L’éducation est un enjeu de pouvoir dont les enfants sont les victimes. L’institution de l’éducation est très ancrée dans nos sociétés. Le discours familialiste présente une vision douce de l’éducation, qui punit désormais les violences physiques ; mais il reste quand même tout un éventail de violences socialement “permises”, admises, ce qu’on appelle les violences éducatives ordinaires.
Aujourd’hui on préfère l’incitation à un dressage dans la souffrance. Est-ce la même chose ? Ce sont des manigances pour amener les enfants à faire ce qu’on veut qu’ils fassent. On utilise désormais des méthodes douces pour atteindre les mêmes objectifs de dressage. Violences sous-jacentes, non verbales, mots qui donnent l’impression qu’on entend, incitation plutôt que contrainte… mais au final c’est la même chose. Tant qu’on reste dans ce rapport éducatif de domination, toutes les manigances vont être utilisées pour amener les enfants à faire ce que l’on veut qu’ils·elles fassent.
Que les violences paraissent indolores ou non, ce sont toujours des violences. Priver quelqu’un du pouvoir sur sa vie, ce n’est en fait jamais vraiment indolore.
Une des contradictions principales du rapport aux enfants est que l’on justifie le statut d’enfant par la nécessité de “protéger l’enfant” ; alors que ce statut vulnérabilise énormément le groupe des enfants. L’organisation politique actuelle de notre société ne peut que mener à des violences sur les enfants.
Il faut distinguer le sens de la notion d’“éducation” (rapport contraint, qui vient de l’extérieur), du sens du terme “apprentissage”Voir notamment sur le sujet les ouvrages de John Holt : l’apprentissage peut venir de la personne elle-même qui veut acquérir des savoirs, des savoir-être, etc.
Que faire d’un·e enfant qui refuse d’aller à l’école, que dire aux parents ?
Il faudrait qu’ils·elles puissent l’extraire des structures sociales de l’école obligatoire, sans non plus l’enfermer dans la structure familiale, ce qui peut être très destructeur… On est pris·es dans des pièges dont il est très difficile de sortir. Il existe des alternatives très intéressantes comme l’instruction à la maison, ou l’école démocratique… mais qui peuvent aussi se révéler totalement enfermantes si l’emprise qu’exerce la cellule familiale n’est pas critiquée dans le même temps et s’il n’y a pas ouverture vers l’extérieur. Et de façon globale, les pressions qui s’exercent sur les adultes ayant des enfants à charge sont telles que les degrés de liberté sont souvent assez faibles. Il faut une lutte politique pour la libération des enfants, pour en finir avec la contrainte éducative et avec le statut de mineur·e, avec l’enfermement familial aussi.
Nous produisons des enfants qui ne peuvent plus développer les mêmes capacités qu’à d’autres époques ou que dans d’autres régions du monde. Yves fait notamment référence aux mouvements de mineur·e·s en lutte pour leurs droits, qui existent dans des dizaines de pays du tiers-monde : ils·elles se battent pour le droit au travail et contre l’exploitation de leur travail, parfois pour un revenu universel sans limites d’âge. Ils·Elles se battent contre l’interdiction pour eux·elles de travailler (selon la Convention internationale des droits de l’enfant) et pour pouvoir s’organiser pour lutter (syndicats d’enfants et jeunes travailleurs, par exemple).
Ils·Elles s’organisent entre elles·eux aujourd’hui, de manière souvent non mixte (c’est-à-dire, entre mineur·e·s) pour défendre leurs droits. En Amérique latine, la porte-parole d’un groupe de mineur·e·s en lutte pour leurs conditions de travail avait 13 ans. Tous ces groupes affirment clairement que même si leurs parents étaient assez riches et pouvaient les libérer du besoin de travailler, ces enfants préfèreraient pouvoir travailler : pour la reconnaissance sociale que cela apporte, la confiance en soi, l’autonomie financière…
Ils·elles réclament des conditions de travail encadrées juridiquement, pour sortir de la clandestinité. Ils·elles luttent aussi pour avoir du temps pour se former, pour leurs loisirs, et pour être reconnu·e·s comme des sujets politiques.
En France, on n’entend jamais parler d’eux·elles, et il n’existe pas d’organisations allant dans ce sens. Néanmoins on a quelques exemples d’enfants qui se lèvent pour s’engager politiquement, pour le climat ou d’autres causes (Greta Thunberg). Ici, les enfants (surtout des filles) se dressent contre l’inertie des dominants qui préparent leur avenir, contre leurs intérêts à elles. En s’engageant publiquement, elles sont soumises à nombre de violences et de dénigrements, de par leur statut de femmes ET de mineures.
Pourquoi ces jeunes ne se révoltent-ils·elles pas pour une réforme de l’institution scolaire ? Ne voient-ils·elles pas qu’ils·elles sont esclaves d’un système ?
Il y a une grosse difficulté pour les mineur·e·s à s’organiser, à tisser les luttes. Beaucoup de jeunes se révoltent cependant, contre la famille ou l’institution scolaire (sabotages, incendies de collèges…), mais c’est le plus souvent de façon individuelle, isolée.
Sur la page de couverture du bouquin d’Yves Bonnardel, on voit l’image d’un tract de Mineurs en Luttes : 70 jeunes qui avaient fugué de leurs familles ou foyers, et qui se battaient pour une reconnaissance, une liberté de circulation. Le Péril Jeune avait été le nom donné à ce magazine militant anti-âgiste. C’était en 1978.
Ce collectif affirmait ainsi que la fugue, du fait même du nombre de personnes qui s’enfuient de leur famille ou leur foyer, est une résistance collective qui s’ignore.
Aujourd’hui, on voit toujours des insoumissions en petits groupes avoir lieu, mais qui ne se fédèrent que rarement à grande échelle. Et à un niveau historique, on oublie rapidement ces luttes, elles sont occultées.
Au XIXe siècle, des centaines d’événements d’occupation et de revendication par des jeunes ont existé. En 1882 s’est tenu un Congrès des Droits de la Jeunesse à Paris ; il y a aussi eu une grande grève scolaire, massive, en 1911 en Grande-Bretagne. Mais ces évènements tombent vite dans l’oubli, et il n’y a pas d’historiographie détaillée de ces mouvements d’émancipation. On ne dispose pas d’une histoire de ces mouvements-là.
Les enfants sont atomisé·e·s dans leurs cellules familiales et n’arrivent pas à se rencontrer les un·e·s les autres sur la base d’une critique de leur condition.
On peut imaginer que les écoles, lieux de concentration d’enfants, peuvent fournir des occasions de faire groupe. Mais quand les jeunes commencent à s’émanciper, ils·elles quittent l’école. Plutôt que s’organiser sur place, ils·elles désertent.
Ce qu’ils·elles subissent avec le travail scolaire (disciplinaire), quel impact cela a-t-il ?
C’est du travail forcé ! Ils·elles travaillent plus que bon nombre de travailleur·euse·s majeur·e·s dans le pays, et dans des conditions physiques détestables. Une grande majorité des scolioses dans notre pays viendraient de la posture assise en classe. C’est un dressage énorme des corps à la soumission, précisément à l’âge où l’on a toute l’énergie pour découvrir le monde et la vie dans sa diversité, et où il nous faudrait pouvoir l’épancher physiquement.
Est-il plus facile de se fédérer lorsque ce sont de jeunes travailleurs, plutôt que quand ce sont des enfants dans une institution ?
Yves pense que les mineur·e·s qui travaillent dans le tiers-monde ont sous les yeux l’exemple de leurs ainé·e·s qui forment des syndicats et des coopératives. Ils·Elles s’inspirent donc souvent de ces exemples pour lutter pour leurs propres droits.
Comment expliquez-vous que les révoltes pour les droits des enfants soient étouffées dans nos sociétés ?
L’ensemble de la gauche soutenait la lutte pour la libération des enfants dans les années 1970, et était solidaire de ses initiatives politiques. Dans cette période d’agitation, les incendies des écoles étaient très nombreux, par exemple. Il existait, dans les années 1970, des comités de libération de l’enfance à Marseille, Saint Etienne ou Lille, mais aujourd’hui on ne s’en rappelle plus.
Quid de la question (délicate) de la pédocriminalité ?
Quand on voit le nombre de jeunes violenté·e·s, abusé·e·s, violé·e·s, et à quel point cela les détruit, on doit vraiment considérer que tant que cette domination adulte s’exerce à l’encontre des enfants, ceux·celles-ci ne pourront jamais développer leur propre sexualité sereinement et resteront extrêmement vulnérables. Aujourd’hui, la sexualité est un rouleau compresseur contre l’enfance. Dorothée Dussy, une anthropologue, a travaillé sur la question et publié en 2013 “L’inceste, le berceau des dominations”. Elle pointe que les incestes sont extrêmement fréquents et très importants, mais que le silence et l’omerta règnent dans les familles et dans la société dans son ensemble, au lieu de considérer que la famille est, de façon massive, le lieu des pires crimes, on l’encense et on y ramène les enfants comme à leur lieu “naturel”, là où ils·eles doivent être, coûte que coûte. Sur les réseaux sociaux, on voit passer des posts : « Unetelle, 11 ans, est en fugue. Ses parents sont terriblement inquiets. Si vous la voyez, prévenez-les ! », et les gens sont spontanément prêts à prévenir les parents, sans se poser de questions ! Cette “politique de faveur” envers l’institution de la famille est irresponsable, et plutôt que de protection de “l’enfance”, il vaut y voir une protection d’un ordre social. Ou alors, il faut voir dans cette notion d’“enfance” qui est protégée l’idée d’enfants dominé·e·s et asservi·e·s.
Question de la maturité adulte : à 16 ou 18 ans, on deviendrait adulte et on aurait une maturité intellectuelle, affective, politique que l’on n’avait pas avant. Comme les femmes, avant que les hommes leur accordent le droit de vote. D’où ça vient et comment ça s’entretient ?
On est éduqué·e·s avec le mythe de l’humanité espèce rationnelle ; c’est un mythe qui a partie liée avec le spécisme, le racisme, le sexisme. On dit “maturité” si l’on parle du rapport à l’enfant, et “rationalité” quand on parle du rapport avec les animaux (et, autrefois, avec les femmes ou les peuples colonisés).
On considère les enfants comme incapables d’être responsables de leurs actes, mais on les empêche de développer les capacités qui leur permettraient de l’être. Des enfants que l’on fait participer à la politique vont très vite développer une envie et une compréhension de la politique, et des compréhensions sur d’autres sujets. Si on leur laisse développer des capacités, ils·elles peuvent les développer. Mais justement, on ne laisse pas les enfants développer des capacités qu’ils·elles pourraient développer rapidement, et on ne leur laisse jamais la possibilité de les exercer.
Par exemple, en milieu agricole, les enfants conduisent très tôt des tracteurs. On peut donc penser que des enfants qui le souhaitent pourraient passer leur permis beaucoup plus jeune. Mais on leur interdit, on fixe une limite d’âge qui n’a aucun sens : si un·e enfant de six ans réussit son code et son permis de conduire, quel sens cela a-t-il de lui interdire de conduire ? Et quel sens cela a-t-il de lui interdire d’essayer ? C’est vexatoire, stigmatisant, et privateur d’autonomie. C’est ce qui se passe avec les femmes en Arabie Saoudite, où elles n’ont pas le droit de conduire. En France, les femmes ont mis trente ans pour obtenir le droit de conduire alors que les hommes l’avaient. Quel sens cela a-t-il, politiquement, une telle discrimination ? Les enfants souffrent ainsi d’une kyrielle de discriminations diverses qui n’ont aucun fondement logique.
Yves donne l’exemple d’une minorité ethnique, les Karen en Birmanie, dont la lutte armée était dirigée pendant plusieurs années par les deux frères Htoo, de leur 9 à 12 ans. Une situation, donc, dans une autre civilisation au début de ce XXIe siècle, où des jeunes étaient considérés comme ayant les capacités d’être des chefs d’armée.
Un autre exemple est donné : celui de Louis XIII qui fut préparé très tôt à sa fonction royale. On pouvait former autrefois des enfants à des situations de commandement. Aujourd’hui, c’est devenu inimaginable.
Nous avons donc besoin d’une lutte des opprimé·e·s, mais aussi d’une prise de conscience par les oppresseur·euse·s. Il manque pour le moment, dans nos pays, des mouvements organisés de jeunes contre leur condition. De plus en plus d’adultes sont en revanche dans une critique de la domination adulte, et entament un gros travail de remise en cause de l’appropriation et de l’éducation : mais ce qu’il faut aussi, c’est redonner aux jeunes les outils pour comprendre leur condition comme une condition d’oppression. Cela demande de s’éloigner de la vision des rapports interindividuels, pour tisser des luttes en rassemblant les individus.
Comment s’y prendre pour produire un changement systémique ?
Il faut faire connaitre auprès des gens en général — et des mineur·e·s en particulier — cette idée de domination des mineur·e·s, en termes d’institutions oppressives. Donner les mots et les notions qui permettent de comprendre ces dominations structurelles. Se solidariser avec les mineur·e·s qui essaient de résister, concrètement en les aidant ou en leur disant ce que l’on pense de ce qu’ils·elles font, s’en solidariser publiquement (et c’est encore mieux si c’est de façon collective).
Par exemple, deux filles avaient fugué pour rejoindre la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes. Les parents et la police ont voulu les récupérer, mais les zadistes ont refusé de leur remettre et ont publié un communiqué de presse, dénonçant la mainmise des institutions sur les mineur·e·s. Ce communiqué a été bien relayé, notamment par des mineur·e·s, sur internet, et a offert une visibilité nouvelle à ces revendications.
Un autre mineur a voulu être déscolarisé à 13 ans, il y a quelques années dans la Drôme. L’Éducation nationale a fini par céder quand il a reçu le soutien public de ses camarades de classe : sa classe entière avait fait grève en solidarité, mais c’était désormais tout le collège (tous les jeunes) qui menaçait d’entamer une grève !
Les parents peuvent-ils·elles changer leurs pratiques ?
Il y a un mouvement de “parentalité positive”, et aussi un mouvement de non-scolarisation, qui se développe, via des associations, réseaux sociaux, réseaux d’entraide… C’est très important pour visibiliser le fait que la situation actuelle n’est pas inéluctable, fatale. Mais les initiatives qui existent devraient avoir une parole publique, et relayer une parole critique sur la domination adulte. On pourrait imaginer que les associations, ou les écoles démocratiques, par exemple, prennent la parole publiquement contre le système tout-scolaire et la mainmise éducative, via des communiqués de presse, des tribunes… pour que l’information passe au niveau de la population générale et pour proposer des critiques positives de la domination imposée aux mineur·e·s.
Aujourd’hui, les enfants n’ont pas accès à l’information, à la connaissance, aux discours et aux analyses qui pourraient leur servir. Un·e enfant sait qu’il·elle se sent oppressé·e, mais il·elle n’a pas nécessairement les outils pour comprendre qu’il·elle est opprimé·e. Dans les années 1970, les féministes, les homos et lesbiennes, les situationnistes, les mouvement des psychiatrisés ou des personnes handicapées, ou des vieux/vieilles, etc., disaient que « le personnel est politique », et les outils pour analyser sa condition de façon politique étaient disponibles partout, dans la culture générale de tout le monde (ou presque). Aujourd’hui, ça n’est plus le cas, et les premier·ière·s à en pâtir sont les mineur·e·s.
L’initiative Mineurs en lutte a débuté en 1978 après que deux jeunes filles placées en foyer aient fait une colonie de vacances avec des animateurs libertaires, ayant mis en place une organisation horizontale, des prises de décisions collectives, un souci de chacun·e… Quand elles sont revenues en foyer, elles n’ont pas supporté ce cadre et elles ont fugué. De là est parti le mouvement plus large des Mineurs en lutte. Ici, des adultes avaient joué rôle émancipateur pour faire découvrir qu’un autre monde était possible.
Dans le secteur de l’animation, il y a aujourd’hui des milieux libertaires et qui mettent la domination adulte à leur agendaVoir par exemple le réseau pour une éducation libertaire, éthique et anti-âgiste Second Souffle.. Ils essaient de développer des marges de manœuvre et des outils conceptuels pour tenter de permettre l’émancipation aux enfants, comme des colonies de vacances fondées sur une liberté et une autonomie maximales pour les enfants.
"Un monde sans domination" pour rêver un peu : à quoi cela pourrait ressembler ?
Peut-être faudrait-il créer des communautés réduites comme des “biorégions” ? Mais qu’est-ce qu’on appelle communautés ? (Yves se méfie des communautés, qui peuvent facilement exercer un pouvoir “communautaire” oppressif sur les individus.) Un monde plus libre pourrait en tout cas être un monde de structuré sur le mode de la fédération : mais on connaît peu d’expérimentations à grande échelle des structures fédératives, car elles ont toujours été réprimées dans le sang par le pouvoir central.
Il nous faut privilégier des structures de démocratie directe sur des petites bases (entreprises autogérées, collectifs de quartier, associations, municipalités), cela permet notamment aux personnes de mieux se rendre compte des intérêts qu’elles partagent et des dominations qui les entravent.
Les travaux de Yves Bonnardel permettent d’entrapercvoir les dominations qu’on a pu subir et faire subir. C’est difficile, mais ça permet, via la réflexion et l’analyse, de prendre en compte et d’aller vers un dépassement de tout cela.
Ressources
Plateforme de l’Enfance Libre : travaux sur la violence ordinaire et d’autres rencontres à venir, n’hésitez pas à les suivre !
Association Les enfants d’abord : instruction en famille
Association Libres apprenants du monde : instruction libre
Blog de Bernard Collot
Révoltes de lycéens, révoltes d’adolescents au XIXe siècle
Le site de ressources critiques de l’Enfance buissonnière
Partie française du site des Kraetzae (un groupe de mineur·e·s en lutte de Berlin, des années 1990-2000)